mardi 30 décembre 2014
Le schéma narratif canonique
Le schéma narratif canonique
Par Louis Hébert
Université du Québec à Rimouski louis_hebert@uqar.ca
Université du Québec à Rimouski louis_hebert@uqar.ca
1. RÉSUMÉ
Greimas
Le schéma narratif canonique (SNC) permet d’organiser les éléments
d’une action dans une structure dotée de cinq composantes. (1) La
composante de l’action se décompose elle-même en deux composantes, soit
(2) la compétence, dont relèvent les conditions nécessaires à
l’accomplissement de l’action : vouloir-faire, devoir-faire,
savoir-faire, pouvoir-faire, et (3) la performance, réalisation
effective de l’action rendue possible par l’acquisition de la
compétence. (4) La manipulation est, quant à elle, la composante
spécifique au vouloir-faire et au devoir-faire. Enfin, (5) la sanction
est relative à l’évaluation de la réalité de la réalisation de l’action
et à la rétribution appropriée (récompense ou punition) que s’est attiré
le sujet de l’action. Voici un exemple d’action sous-tendue par le SNC :
le Roi demande (manipulation : devoir-faire) au Prince de sauver la
Princesse (action). Le Prince s’entraîne au combat (compétence :
savoir-faire et pouvoir-faire) puis délivre la Princesse (performance).
Le Roi lui donne (sanction : rétribution positive (récompense)) alors la
moitié de son royaume et une douce moitié.
Ce texte se trouve en version longue dans le livre suivant :
Louis Hébert, Dispositifs pour l'analyse des textes et des images, Limoges, Presses de l'Université de Limoges, 2007.
Ce texte peut être reproduit à des fins non commerciales, en autant que la référence complète est donnée :
Louis Hébert (2006), « Le schéma narratif canonique », dans Louis Hébert (dir.), Signo [en ligne], Rimouski (Québec), http://www.signosemio.com/greimas/schema-narratif-canonique.asp.
Louis Hébert, Dispositifs pour l'analyse des textes et des images, Limoges, Presses de l'Université de Limoges, 2007.
Ce texte peut être reproduit à des fins non commerciales, en autant que la référence complète est donnée :
Louis Hébert (2006), « Le schéma narratif canonique », dans Louis Hébert (dir.), Signo [en ligne], Rimouski (Québec), http://www.signosemio.com/greimas/schema-narratif-canonique.asp.
2. THÉORIE
2.1 PRÉSENTATION GÉNÉRALE
D’abord une présentation synthétique du
schéma narratif canonique ou SNC (pour ce chapitre, nous nous inspirons
largement mais librement de Courtés 1991 : 98-136).
Le schéma narratif canonique permet
d’organiser logiquement, temporellement et sémantiquement les éléments
d’une action, représentés ou non par des programmes narratifs (PN), dans
une structure dotée de cinq composantes : (1) l’action, elle-même
décomposable en deux composantes : (2) la compétence (relative aux
préalables nécessaires de l’action que sont le vouloir-faire, le
devoir-faire, le savoir-faire et le pouvoir-faire) et (3) la performance
(relative à la réalisation effective de l’action); (4) la manipulation
(composante spécifique pour le vouloir-faire et le devoir-faire); (5) la
sanction (relative à l’évaluation de l’action et à la rétribution
(récompense ou punition) qu’elle entraîne).
Le SNC est dit « canonique » en ce que
qu’il rend compte adéquatement de l’organisation actionnelle générale
d’un grand nombre de productions narratives (textes, films, etc.).
2.1.1 ORGANISATION LOGIQUE, TEMPORELLE ET SÉMANTIQUE DU SNC
Nous avons parlé plus tôt
d’organisation logique, temporelle et sémantique. Précisons. Les
composantes sont unies entre elles par des relations de présupposition,
par exemple la sanction (terme présupposant) présuppose l’action (terme
présupposé) (nous reviendrons sur ces relations); ces présuppositions
sous-tendent, en principe, des relations de succession temporelle (le
terme présupposé y est temporellement antérieur au terme présupposant);
enfin, chaque composante constitue une classe d’action, en conséquence
chaque élément qui y loge prend une étiquette sémantique particulière
(c’est un élément de manipulation, c’est un élément de sanction, etc.).
2.1.2 SNC ET PROGRAMME NARRATIF
Comme nous évoquerons souvent les PN, faisons état sommairement de leur nature (pour des précisions, voir le chapitre sur les programmes narratifs).
Le programme narratif est une formule abstraite servant à représenter
une action. La formule abrégée du programme narratif conjonctif est : PN
= F {S1 — (S2 n O)} et celle du programme narratif disjonctif : PN = F {S1 —
(S2 u O)}. S1 est le sujet de l’action; S2 le sujet d’état; O l’objet; n
la conjonction (avec l’objet) et u la disjonction (sans l’objet) entre
le sujet d’état et l’objet.
Par exemple, dans la fable « Le renard et le corbeau », on trouve le programme narratif (conjonctif) suivant : PN = F {Renard — (Renard n Fromage)]}. La notation la plus simple d’un programme narratif se fait ainsi : S1 — S2 n O, par exemple, Renard — Renard n Fromage.
REMARQUE : SNC ET MODÈLE ACTANTIEL
Le schéma narratif canonique, proposé par Greimas, en principe, remplace le modèle actantiel, élaboré également par Greimas. Voyons les principales différences.
1. Le modèle actantiel gravite autour
d’un sujet et d’un objet. Si on rabat ce couple sur un PN, on constate,
d’une part, que sujet et objet sont implicitement unis par une jonction
(conjonction ou disjonction); d’autre part, que ce trio correspond au
second état d’un PN. Le SNC, quant à lui, tourne explicitement autour
d’un PN.
2. Relativement au modèle actantiel:
une paire d'actant est supprimée, soit adjuvant/opposant. Les éléments
qui aident et nuisent sont logés dans la compétence et, s’ils sont
considérés explicitement en tant qu’actants, ce sera par le biais de PN,
lesquels sont uniquement constitués d’actants sujets et d’objets.
L’objet de ces PN de la compétence est alors un élément de cette
compétence, par exemple l'acquisition du savoir-faire. Un adjuvant est
alors un sujet de faire dans un programme narratif de maintien ou
d’acquisition de la compétence; un opposant, un sujet de faire dans un
programme narratif de déperdition ou de non-acquisition de la
compétence.
3. Dans le SNC, on distingue deux
sortes de destinateurs: le destinateur-manipulateur (lié à la composante
de manipulation) et le destinateur-judicateur (lié à la composante de
sanction). Le destinataire, appelé destinataire-sujet, correspond au
sujet du faire (S1) du PN au centre du schéma lorsque ce sujet est
envisagé dans sa relation avec l’un ou l’autre des deux destinateurs.
Quelques précisions méthodologiques. On
peut accorder autant d’attention à chacun des éléments constitutifs du
dispositif ou, au contraire, se concentrer sur un ou quelques-uns de ces
éléments. Dans ce dernier cas, en général, il faut au moins étudier
sommairement les éléments constitutifs secondaires. Comme pour le modèle
actantiel, il faut d'abord placer l'élément central (l'action) et bien
le choisir, puisque tous les autres éléments sont fonction de cet
élément central. L’action étant sélectionnée, on s’assurera que la
manipulation, la sanction et la compétence dont on fait état se
rapportent bien à ce PN et non à un autre PN de la même histoire. Soit
la séquence narrative : PN1: Voleur n Stéthoscope, PN2: Voleur n Contenu
du coffre-fort, PN3: Voleur n Prison. Si on place le PN1 au centre du
schéma, on ne peut placer comme sanction le PN3 puisque ce dernier
constitue la sanction du PN2 et non du PN1.
2.2 REPRÉSENTATION VISUELLE
Dans le schéma qui suit, on donne une
représentation visuelle possible du SNC (nous transformons légèrement la
représentation de Courtés 1991 : 100).
Les flèches notent les relations de
présupposition entre composantes, par exemple, la sanction présuppose
l’action mais l’action ne présuppose pas la sanction.
Représentation du schéma narratif canonique
REMARQUE : PRÉSUPPOSITION ET TEMPS
Nous préciserons au
fur et à mesure les différentes relations de présupposition entre
composantes, mais retenons d’ores et déjà quelques principes logiques et
temporels. Comme il se doit, un élément présupposant est facultatif
relativement à son ou à ses éléments présupposés. Ainsi, en va-t-il, par
exemple, de la sanction (présupposant) relativement à l’action
(présupposé). Un élément présupposé, logiquement antérieur, est
généralement temporellement antérieur, mais il n’en est pas toujours
ainsi.
Donnons un exemple de simultanéité
temporelle entre composantes en relation de présupposition : pour un
personnage, sauf exception, vouloir cligner des yeux (compétence) et le
faire sont parfaitement simultanés. Et un exemple d’inversion entre la
l’organisation temporelle et l’organisation logique : une prestation de
service peut être entièrement payable d’avance, la phase rétribution de
la sanction précède alors l’action, au moins partiellement (puisqu’il
n’est pas exclu qu’une rétribution cognitive (des félicitations) ou un
supplément non prévu de rétribution pragmatique (de l’argent) suive
cette action).
2.3 MANIPULATION
2.3.1 MANIPULATIONS POSITIVE ET NÉGATIVE
La manipulation (terme sans connotation
péjorative en sémiotique) est la composante du SNC relative aux
modifications du vouloir-faire et/ou du devoir-faire. La manipulation
positive vise à les faire apparaître, à les augmenter ou, s’ils sont à
un niveau suffisant, à les y maintenir; la manipulation négative vise à
les faire disparaître, à les diminuer ou, s’ils sont à un niveau
insuffisant, à les y maintenir. La manipulation positive vise à faire
faire; la manipulation négative à faire ne pas faire.
2.3.2 DESTINATEUR-MANIPULATEUR ET DESTINATAIRE-SUJET
Le destinateur-manipulateur exerce sa
manipulation sur le destinataire-sujet, c’est-à-dire sur le sujet
destiné à accomplir ou à ne pas accomplir l’action. Dans le PN
représentant l’action, ce destinataire-sujet correspond au sujet de
faire, noté S1. En termes de PN, la manipulation (positive) est ainsi
représentée : PN = F1 [S1 — F2 {S2 —
(S3 n O)}]; dans cette formule, différente du programme narratif
standard (il y a un sujet de plus et S1 et S2 deviennent respectivement
S2 et S3), S1 représente le destinateur-manipulateur tandis que le
destinataire-sujet coïncide avec S2.
2.3.3 MANIPULATION ET CONTRAT
La manipulation, par l’entremise du
contrat explicite ou implicite qu’elle établit entre
destinateur-manipulateur et destinataire-sujet, évoque, sur le mode du
possible, l’action à accomplir ou à ne pas accomplir et la rétribution
positive ou négative qui lui sera associée si le contrat est respecté ou
n’est pas respecté.
REMARQUE : MANIPULATION ET ANTI-MANIPULATION
Soit deux armées
ennemies dirigées chacune par un général. Le général de la première
armée (destinateur-manipulateur), par manipulation positive
(encouragements, promesses de médailles, menaces, etc.), incitera les
siens (destinataires-sujets) à avancer (ou du moins à ne pas reculer)
et, par manipulation négative (menaces, explosions, etc.), les ennemis à
ne pas le faire (voire à reculer). Le général de la seconde armée
(anti-destinateur-manipulateur), pour la même action d’avancer (du moins
de ne pas reculer), exercera une manipulation positive sur les siens
(anti-destinataires-sujets ou destinataires-anti-sujets).
2.4 ACTION
L’action est la composante centrale
(conceptuellement et visuellement) du SNC. Cette action est représentée,
en principe, par un programme narratif. La composante actionnelle se
décompose elle-même en deux composantes, la compétence et la
performance.
L’action (plus exactement la
performance) présuppose la manipulation (s’il y a action, c’est qu’il y a
nécessairement eu manipulation, mais la manipulation, même réussie,
n’entraîne pas nécessairement l’action, le pouvoir-faire, par exemple,
peut-être insuffisant).
REMARQUE: ACTIONS RÉFLEXIVE ET TRANSITIVE
En théorie, pour
inscrire un PN dans le schéma narratif canonique, il faut que ce PN
constitue ce qu’on appelle une performance, une action réflexive, où S1 =
S2 (par exemple, se laver soi-même), par opposition à une action
transitive, où S1 ≠ S2 (par exemple, laver quelqu’un d’autre). Nous ne
sommes pas sûr que ce principe soit nécessaire dans la pratique.
Chacune des autres composantes du SNC est susceptible d’être détaillée à l’aide de PN (voir notre application plus loin).
2.5 COMPÉTENCE
La compétence (terme sans connotation
méliorative en sémiotique) est la composante du SNC relative aux
modifications (apparition, maintien, augmentation, diminution,
disparition) des éléments préalables nécessaires à la performance (la
réalisation de l’action).
2.5.1 QUATRE MODALITÉS DE COMPÉTENCE
On distingue quatre modalités de compétence : deux qui sont également du ressort de la manipulation, le vouloir-faire (noté v) et le devoir-faire (noté d), auxquelles s’ajoutent le savoir-faire (noté s) et le pouvoir-faire (noté p).
2.5.2 COMPÉTENCES POSITIVE ET NÉGATIVE
De la compétence ou d’une de ses
modalités on dira qu’elle est positive lorsqu’elle est suffisante pour
entraîner la performance; dans le cas contraire, elle est dite négative.
La compétence ou la modalité de compétence négative est notée par
l’emploi d’un signe de soustraction (par exemple, -v signifie
vouloir-faire négatif). Pour qu’il y ait performance, la compétence doit
être positive, d’une part, et pour le savoir-faire et pour le
pouvoir-faire et, d’autre part, pour le vouloir-faire et/ou le
devoir-faire (un vouloir-faire positif compensant un devoir-faire
négatif et vice-versa).
Il semble – contrairement à ce que
soutient Courtés - que toute compétence positive débouche
immanquablement sur une performance, sinon c'est que la compétence
n’était pas totalement ou pas vraiment positive (par exemple, je
commence à lever le bras mais une météorite me tue : j'avais la
compétence en apparence ou la compétence générale pour lever le bras
mais pas une véritable compétence adaptée à l'action particulière dans
ses circonstances particulières). Il en découle que la relation entre la
compétence, ainsi considérée, et la performance est donc plus
exactement une présupposition réciproque : s’il y a compétence
(positive), il y a, y aura forcément performance; s’il y a performance,
c’est qu’il y avait forcément compétence (positive).
2.6 PERFORMANCE
La performance est la composante du SNC
relative à la réalisation proprement dite de l’action rendue possible
par la compétence positive. La performance présuppose la compétence (et,
bien sûr, la manipulation puisqu’elle touche, tout comme la
performance, le vouloir-faire et le devoir-faire) : s’il y a
performance, c’est que la compétence était nécessairement positive; nous
avons vu que cette présupposition peut-être considérée comme réciproque
: la compétence réellement et pleinement positive implique
nécessairement la réalisation de l’action.
2.6.1 PERFORMANCES CATÉGORIELLE ET GRADUELLE
La performance, et par voie de
conséquence la compétence, sera catégorielle et/ou graduelle. Ainsi,
franchir un précipice est généralement envisagé surtout comme une action
catégorielle : on réussit ou pas (une demi-réussite et une
quasi-réussite sont tout de même des échecs). Une élection constitue un
exemple de performance à la fois catégorielle et graduelle : la victoire
est d’abord factuelle, avoir au moins 50 pour cent des votes exprimés
plus un; mais la dimension catégorielle n’est pas sans importance :
l’intensité de cette victoire sera d’autant plus forte qu’on s’approche
du 100 pour cent des votes exprimés.
2.7 SANCTION
La sanction est la composante du SNC
relative au jugement épistémique (à l’évaluation) de la performance et à
la rétribution appropriée que s’est attiré le sujet de cette
performance.
2.7.1 DESTINATEUR-JUDICATEUR ET DESTINATAIRE-SUJET
Le destinateur-judicateur exerce sa
sanction en fonction du destinataire-sujet, c’est-à-dire du sujet
destiné à accomplir ou à ne pas accomplir l’action (sujet de faire, noté
S1 dans le PN).
2.7.2 JUGEMENT ÉPISTÉMIQUE
Le jugement épistémique porte sur la
conformité de la performance en regard du contrat implicite ou explicite
intervenu lors de la manipulation (par exemple, il s’agit alors de
répondre à des questions comme : l’action est-elle réalisée et bien
réalisée, le destinataire-sujet présumé est-il le bon ou y a-t-il
imposture ou méprise?).
2.7.3 RÉTRIBUTION
Intervient ensuite la rétribution. Elle
sera catégorielle ou graduelle, positive (récompense) ou négative
(punition), pragmatique (par exemple, de l’or) ou cognitive (par
exemple, des félicitations).
La rétribution présuppose le jugement
épistémique (mais pas l’inverse, par exemple, le destinateur-judicateur
peut mourir avant de donner la récompense promise). La sanction
présuppose l’action (plus exactement la performance qui a eu lieu ou
celle qui aurait dû se produire), mais l’action ne présuppose pas
nécessairement une sanction (et nous reprenons notre exemple du
destinateur-judicateur décédé, ici avant même de procéder à son jugement
épistémique).
3. APPLICATION : « LE CORBEAU ET LE RENARD » DE LA FONTAINE
* * *
« Le corbeau et le renard »
« Le corbeau et le renard »
Jean de La Fontaine (1991 : 32)
Maître Corbeau, sur un arbre perché,
Tenait en son bec un fromage.
Maître Renard, par l'odeur alléché,
Lui tint à peu près ce langage :
Et bonjour, Monsieur du Corbeau.
Que vous êtes joli! que vous me semblez beau!
Sans mentir, si votre ramage
Se rapporte à votre plumage,
Vous êtes le Phénix des hôtes de ces bois.
À ces mots le Corbeau ne se sent pas de joie,
Et pour montrer sa belle voix,
Il ouvre un large bec, laisse tomber sa proie.
Le Renard s'en saisit, et dit : Mon bon Monsieur,
Apprenez que tout flatteur
Vit aux dépens de celui qui l'écoute :
Cette leçon vaut bien un fromage sans doute.
Le Corbeau honteux et confus
Jura, mais un peu tard, qu'on ne l'y prendrait plus.
Tenait en son bec un fromage.
Maître Renard, par l'odeur alléché,
Lui tint à peu près ce langage :
Et bonjour, Monsieur du Corbeau.
Que vous êtes joli! que vous me semblez beau!
Sans mentir, si votre ramage
Se rapporte à votre plumage,
Vous êtes le Phénix des hôtes de ces bois.
À ces mots le Corbeau ne se sent pas de joie,
Et pour montrer sa belle voix,
Il ouvre un large bec, laisse tomber sa proie.
Le Renard s'en saisit, et dit : Mon bon Monsieur,
Apprenez que tout flatteur
Vit aux dépens de celui qui l'écoute :
Cette leçon vaut bien un fromage sans doute.
Le Corbeau honteux et confus
Jura, mais un peu tard, qu'on ne l'y prendrait plus.
* * *
Dans « Le corbeau et le renard » de La
Fontaine, prenons l’action du corbeau (C) qui chante, sous l’impulsion
du Renard (R). Voici un SNC simplifié qui en rend compte.
Un schéma narratif canonique dans «Le corbeau et le renard»
MANIPULATION
• R à (C à C n Chant) Ce PN correspond à : • R à C n Vouloir-faire Ce Pn présuppose : • R à C n Possibilité de rétribution positive Rétribution (cognitive) du faux contrat • R à C n Gloire |
ACTION
C à C n Chant |
SANCTION
Jugement épistémique • R à Action n Jugement positif (L'action est jugée correctement réalisée) Rétribution Rétribution pragmatique du vrai contrat • R à C u Fromage (dépossession) Rétribution cognitive du vrai contrat • R à C n Humiliation • R à C n Leçon (rétribution ironique) |
COMPÉTENCE
• R à C n Vouloir-faire • C à C n Savoir-faire (action déjà réalisée) • C à C n Pouvoir-faire (action déjà réalisée) |
PERFORMANCE
• C à > C n Chant (action réalisée) |
Apportons quelques explications et précisions.
3.1 MANIPULATION ET CONTRAT
Dans la manipulation, le renard propose
implicitement deux contrats, le vrai et le faux. Le corbeau croit que,
en retour de son chant, il recevra comme rétribution positive cognitive
la gloire d’avoir exposé sa belle voix. Dans ce faux contrat, il n’est
même pas question de garder le fromage puisque pour le corbeau, chanter
et conserver le fromage ne s’excluent pas mutuellement ou, du moins,
enivré par les flatteries du renard, il perd momentanément conscience de
leur incompatibilité. Le véritable contrat implicite est le suivant :
s’il chante, le corbeau recevra comme rétribution négative, sur le mode
pragmatique, la perte de son fromage et, sur le mode cognitif,
l’humiliation.
Le renard concède d’entrée de jeu la
beauté au corbeau, mais dit vouloir entendre une voix qu'il présume
belle (« si votre ramage / Se rapporte à votre plumage »…). La
supériorité intellectuelle du renard est mise en relief par le caractère
hyperbolique de la flatterie qui montre le corbeau bien naïf et
vaniteux: un corbeau n'est ni paon ni rossignol. Faisons remarquer
toutefois que la stupidité que l’on prête au corbeau est imméritée : en
réalité, le corbeau est un animal très intelligent (on a démontré, par
exemple, qu’il pouvait compter jusqu’à quatre).
3.2 SANCTION
Lors de la sanction, le renard devient
judicateur-manipulateur. Le jugement épistémique ne pose aucun problème :
l’action a bel et bien été réalisée conformément au contrat (le vrai
comme le faux). Cependant, le renard se démasque pour la rétribution et
donne la rétribution prévue dans le vrai contrat, dont le corbeau était
le signataire involontaire et inconscient. Cyniquement, il sublime la
dépossession du corbeau dans un échange : contre un fromage, celui-ci
n’a-t-il pas reçu une leçon? L’échange est bien inégal, qui oppose un
objet pragmatique de première nécessité et un objet cognitif, un objet
présenté comme unique et non partageable et un objet dont, le donnant,
le renard ne se prive pas pour autant : il conserve la leçon et, plus
important, l’intelligence et la ruse dont la leçon n’est que des
manifestations.
4. OUVRAGE CITÉ
- COURTÉS, J. (1991), Analyse sémiotique du discours. De l'énoncé à l'énonciation, Paris, Hachette, 302 p.
5. EXERCICE
Dresser un SNC à partir de l’action principale du Seigneur des anneaux de Tolkien, à savoir que le Hobbit Frodon Sacquet détruise l’anneau maléfique.
Nouveautés et actualités
- 22/10/2014 - APPEL À COMMUNICATION - Colloque international - Sémiotique appliquée, sémiotique applicable: nouvelles méthodes, 12e Colloque de sémiotique de la Francophonie, ACFAS, Université du Québec à Rimouski (Canada), 25-28 mai 2015
- 23/07/2014 - Colloque international - Penser la résistance en sémiotique - UQÀM 11-12 septembre 2014 | Télécharger le programme du colloque (pdf) | Télécharger l'affiche du colloque
- 24/01/2014 - Publication de Bernard Lamizet, Le Sens et la Valeur - Sémiotique de l'économie politique, Paris, Classiques Garnier, coll. «Bibliothèque de l'économiste», 2014.
- 20/07/2013 - Publication de L'analyse des textes littéraires: une méthodologie de Louis Hébert dans Signo (pdf)
- 07/07/2013 - APPEL À CONTRIBUTION: Congrès de l'Association Marocaine de Sémiotique, Groupe marocain de sémiotique Université Moulay-Ismaïl (Meknes, MAROC), les 19 et 20 novembre 2013
- 14/04/2013 - APPEL À CONTRIBUTION: 38e Congrès annuel de la Semiotic Society of America (SSA), 24-27 octobre 2013, Dayton, Ohio (USA)
- 07/03/2013 - Publication de L'analyse des textes littéraires: vingt méthodes de Louis Hébert dans Signo (pdf)
jeudi 25 décembre 2014
Résumé
Barthes :
Roland Barthes s’est beaucoup intéressé aux mythes contemporains, qu’il considère comme des « paroles ». Son étude de la Citroën DS est restée célèbre. Barthes en analyse les représentations du mythe, les formes, la matière…, le concept, le sens, les idées qui s’y rattachent et le message qui se cache derrière.
Barthes
analyse également la structure des récits et distingue des « fonctions »
(actions), des « indices » et des « informations » (caractère, identité
des personnages, atmosphère).
Deleuze :
Notre cerveau capte l’action qui se joue dans le récit, et traite lessignaux reçus pour envisager les différentes réactions
possibles.
Le choix oscillera entre deux extrêmes : la réaction rapide et la
réflexion avec parfois l’absence complète de réaction.
Foucault :
Le vrai et et le bon sont déterminés par des institutions qui influencent
nos perceptions. Ce vrai et ce bon sont diffusés sous forme de discours
(récits), qui deviennent des standards sociaux.
Ricoeur :
Il y a une interaction entre « le vécu » (la réalité) et « le raconté » (la narration), l’un étant nécessaire à l’autre.
Bakhtin :
Tout récit est ainsi dialogique, c'est-à-dire qu’il est conçu et prononcé en
réponse à un récit précédent et en anticipant un récit qui viendra lui
répondre.
En résumé :
Barthes, Deleuze, Foucault et Ricoeur
Roland Barthes s’est beaucoup intéressé aux mythes contemporains, qu’il considère comme des « paroles ». Son étude de la Citroën DS est restée célèbre. Barthes en analyse le signifiant (les représentations du mythe), les formes, la matière… ; le signifié (le concept, le sens, les idées qui s’y rattachent) ; et la signification (le message qui se cache derrière), une « spiritualisation » de la voiture qui incite à l’achat.
Barthes
analyse également la structure des récits et distingue des « fonctions », des « indices » et des « informations ». Si les fonctions caractérisent des actions, qu’il s’agisse de moments de tension liés à des risques, ou de moments plus calmes emprunts de sécurité, les indices et les informations viennent apporter des précisions utiles à l’histoire (caractère, identité des personnages, atmosphère…).
Les recherches de Barthes l’ont aussi amené à conclure que le sens d’un écrit ne pouvant provenir de son auteur, c’est le lecteur qui doit s’en charger à travers une analyse de texte. Une approche également intéressante pour le storytelling.
Gilles Deleuze a analysé l’univers du cinéma et son impact, en concluant que notre cerveau capte l’action qui se joue, et traite les signaux ainsi reçus pour envisager les différentes réactions possibles.
C’est cet éventail de réponses possibles qui constitue notre perception de l’action, et le choix oscillera entre deux extrêmes, la réaction rapide et la réflexion qui débouchera parfois sur l’absence complète de réaction. Des concepts très intéressants pour aborder les effets du storytelling.
Michel Foucault étudie l’influence des pouvoirs sur nos perceptions. C’est ainsi que ce qui est vrai et bon est déterminé par des institutions qui influencent nos perceptions. Ce vrai et ce bon sont diffusés sous forme de discours (récits), qui deviennent des standards sociaux et tout ce qui y déroge est considéré comme faux. Nous sommes au final subjugués par ces discours et nous finissons par nous auto-discipliner pour écarter tout ce qui ne va pas dans leur sens. Mise en garde contre d’éventuelles dérives du storytelling, appel à la formation d’histoires plus individuelles et laissant une liberté à l’auditeur… A chacun d’interpréter ces concepts.
Paul Ricoeur mérite également l’attention pour ses travaux sur la mise en intrigue du récit (différents éléments sont rassemblés dans une unité de temps et d’action). Essentielle pour donner du sens, cette mise en intrigue illustre aussi l’interaction que Ricoeur identifie entre « le
vécu » (la réalité) et « le raconté » (la narration), l’un étant
nécessaire à l’autre. Encore un point théorique bien utile pour
comprendre les mécanismes et les effets des histoires.
Bakhtin
Mikhail Bakhtin n’est pas le plus connu des philosophes du 20ème
siècle (il était également sémioticien et critique littéraire), mais ses travaux ont servi de base d’étude à de nombreux chercheurs en storytelling.
Le dialogisme est l’un des concepts clés de Bakhtin, dont le storytelling peut tirer parti. Tout récit est ainsi dialogique, c'est-à-dire qu’il est conçu et prononcé en réponse à un récit précédent et en anticipant un récit qui viendra lui répondre.
C’est donc un processus dynamique, continu, à plusieurs voix, bien en phase avec les histoires du storytelling contemporain, notamment dans l’univers numérique.
Bakhtin explicite ses idées en racontant l’histoire d’un homme dont la femme vient de se suicider, et qui tourne en rond en cherchant des explications, qu’il se raconte d’abord à lui-même, puis à un auditeur invisible, puis à un hypothétique juge, ce qui l’amène progressivement vers la vérité.
Sa conception de la personnalité humaine est complémentaire. Pour Bakhtin, c’est « moi tel que les autres me voient » qui détermine notre identité d’être humain, ce qui place l’auditeur des histoires au premier plan ;
et l’incorporation de nos perceptions dans la formation de l’identité d’autrui complète cette vision, avec donc une interaction qui fait du héros d’une histoire non pas une individualité mais le fruit d’une construction collective. Trois dimensions -cognitive, esthétique et éthique- sont alors en interaction.
Bakhtin,
c’est aussi la primauté du contexte d’une situation sur le texte qui en fait la narration (hétéroglossie), ce qui relativise quelque peu la performance de celui qui met au point et raconte une histoire.
Inscription à :
Articles (Atom)